Je suis allé une fois au Japon, en 2016, au mois de mai, j'avais plus de quarante ans. J'y ai passé deux semaines ou peut-être trois, le temps gomme des souvenirs, certains en tout cas sont aspirés par le brouillard. Que me restera-t-il comme souvenirs de ma vie quand je serai au seuil de la mort, quand j'aurais passé quatre-vingt-dix ans, quand j'en aurai effleuré cent ? Peut-être un nombre limité d'images qui se répèteront en boucle comme un disque rayé. Je suis allé au Japon avec un scénariste faire des repérages pour un projet de bande-dessinée sur le terrible tsunami qui ravagea la région du Tohoku dans le Nord de l'île en 2011. Un tremblement de terre de forte amplitude a lieu au large des côtes puis une vague dévastatrice entre sur des kilomètres à l'intérieur des terres, détruisant tout sur son passage, maisons, routes, voies ferrées, paysages. La centrale nucléaire de Fukushima est ébranlée et des radiations s'en échappent, contaminant les environs, obligeant des populations à fuir, laissant leur maison derrière eux. Avec le scénariste, nous avions pour projet de parler des efforts de la population pour se reconstruire après un tel drame. Mais, hélas, ce projet n'aboutira pas, la BD ne verra pas le jour, pas avec moi, en tout cas.
Avant de partir pour ce pays lointain, pendant quelques mois j'apprends le japonais. Ce qui m'a toujours terrifié dans mon rapport à l'étranger, c'est de me sentir perdu, de ne rien comprendre, de ne pas être compris, de me retrouver abandonné sans savoir quoi faire ni où aller, sans pouvoir rentrer chez moi. Me sentir seul. J'ai toujours eu peur de cela, une peur panique, comme un cauchemar, ce qui m'a freiné dans mes désirs de voyages. J'aurais aimé avoir plusieurs vies ; être voyageur, aventurier, peur de rien, explorer, découvrir et grimper partout. Et puis, dans une autre vie, être guitariste de rock surdoué, ou chanteur charismatique, parcourir le monde de scène en scène. Et puis, dans une autre vie, être un grand peintre, innovant mais surtout maîtriser dessin, anatomie, perspective, composition, lumière, couleur, être brillant et créatif. J'aurai aimé avoir plusieurs caractères aussi ; être timide et renfermé, être extraverti, parfois ressentir les peines du monde, parfois y être insensible pour n'être écrasé de tristesse et entravé par rien ni personne. J'aurais voulu être tout ce que je ne suis pas et si je n'avais pas été ce que je suis, j'aurais voulu l'être.
Je découvre le japonais avec plaisir, cette langue syllabique, l'écriture, les sons, les signes, je m'en régale. J'aimerais être capable de dire quelques mots aux japonais sur place, outre pour la politesse mais aussi pour pouvoir poser une question, demander une direction, tendre vers eux avec humilité. J'ai l'impression d'avoir bien débroussaillé cette langue qui m'était totalement mystérieuse, inconnue et qui m'apparaît maintenant plus accessible. Aujourd'hui, six ans plus tard, j'ai tout oublié. Avec mon livre d'étude et mon CD, je me sentais assez à l'aise en répétant à longueur de journée mots et phrases, à comprendre comment on posait une question, mais une fois au Japon, une fois sur place, seul dans un supermarché, voulant savoir où se trouvait les bananes, je n'ai su que répéter « banana, banana ? ». Mon « doko dess ka » s'était effacé, évaporé, envolé. Mon cerveau ne fonctionnait plus là-bas comme chez moi, dans mon environnement sécurisé. Sans les émotions, entouré de mes repères, j'arrivais à dire quelques mots, faire des phrases simples, mais avec les émotions, mon tsunami intérieur, devant des japonais, au coeur du pays, dans la pâte, je n'arrivais plus, trop impressionné, trop déstabilisé, les mots n'arrivaient plus, ils n'étaient plus là. Pourtant je les connaissais, j'en étais sûr, ils étaient bien encore quelque part dans un des tiroirs de mon cerveau. Les émotions ont toujours été pour moi source de problèmes, de troubles, de blocages, de déstabilisations, de gènes, perturbant mon rapport au monde, brouillant mes relations, parasitant mes capacités, laissant aux gens une image de moi tronquée, erronée, mal interprétée. L'hyper-sensibilité comme handicap.
Lors de ce premier (et seul) voyage au Japon, je découvre à la fois le pays et la région du tsunami. Je rencontre quelques habitants. Je n'ai jamais été particulièrement un fan du Japon, je n'ai jamais été fasciné par cette culture, je n'ai pas été nourri au cinéma japonais ni aux mangas. Encore aujourd'hui, elle me laisse un peu froid et distant cette culture, elle ne m'attire guère, me suscite peu d'enthousiasme. J'ai toujours été plus attiré par l'ouest, le nord de l'Amérique, l'Arizona, le Canada, les cow-boys, les grands espaces. Je ne connaissais pas grand-chose du Japon. Avant de partir, on me disait souvent « Tu verras, tu vas adorer ». Et c'était vrai. J'étais content de partir pour une aventure, une découverte, comme j'aurais été ravi d'aller n'importe où ailleurs. Je suis parti sans fascination ni à priori. Je ne connaissais guère que Goldorak et Albator, les dessin-animés de mon enfance qui m'émerveillaient, Taniguchi, l'auteur de BD et le réalisateur Miyasaki, découvert bien plus tard. Dans ce pays qui paraît un peu comme une autre planète, extra-européen en fait, j'ai d'abord apprécié le calme, la délicatesse, la correction des gens partout, le savoir-vivre, dans les rues, les magasins, les transports, les hôtels. Ce qui m'a frappé aux Etats-Unis, c'est la gentillesse, ce qui m'a frappé en Afrique c'est l'enthousiasme, ce qui m'a frappé au Japon c'est la bonne éducation. Ça fait grand bien. Dans les trains, par exemple, quelques passagers mais un silence tel qu'on peut entendre les oiseaux chanter dehors lors des arrêts. Dans les rues aussi, la maîtrise de soi, le calme partout, pas d'agitation. Comme c'est reposant. On ne sent aucune agressivité, aucune tension, aucun danger.
Nous visitons des endroits pittoresques et magnifiques ; Ce jardin japonais classique extraordinaire de beauté, de charme et de silence ; Ces torii rouges et parfois blancs, portails annonçant l'entrée de sanctuaires shintoïstes au sein de parcs majestueux, comme Osaki Hachimangu, trésor national. Au bout d'une longue esplanade boisée, à droite quelques objets mis en vente par les moines, à gauche des vitrines avec des photos d'équipes de baseball, on vient prier ici le dieu de la guerre pour voir gagner son équipe. Il y a longtemps, on se battait à coup de sabre maintenant à coup de ballon ; Ailleurs, ce château blanc gigantesque et sublime ; Ailleurs, le temple de Godaïdo sur les ilots de Matsushima - c'est ici le pacifique que je vois pour la première fois - avec ces long ponts de bois rouge, ces petits îles pleines de charme et de touristes ; Ailleurs, le musée du mangaka Ishinomori Shotaro et dans la ville du musée, tout au long des ruelles, les sculptures magnifiques de ses personnages.
A Sendaï, grande ville de plus d'un million d'habitants, préfecture de Miyagi, on déambule à l'affût de boutiques aux innombrables figurines « kawaii » et aux magasins portant des enseignes au goût français : « Franc Franc », « Vie de France Café », « Côte d'Azur », « Atelier pas de quoi », « Petit bonheur ». Les japonais aiment le charme français. On traverse une cérémonie du thé et on passe la nuit dans un capsule-hôtel, ces hôtels-éclairs où il n'y a pas de chambre mais des lits en capsules superposées. On se déshabille dans une salle commune, on met ses habits dans un casier, on va aux douches (sauf moi) et dans le lit-cocon-suspendu à la literie des plus confortables. Juste un lit dans une bulle. Agréable et efficace. Les petits restaurants, les fast-food, quant à eux, sont tous délicieux. J'ai merveilleusement bien mangé durant tout mon séjour. Dans un hôtel, on m'a proposé le déjeuner typique japonais, poisson, riz, je crois, je n'ai pas réussi, à l'époque je mangeais beaucoup trop de sucre.
On se rend sur la côte du Tohoku où est arrivée la vague du large. Elle est entrée de plusieurs kilomètres à l'intérieur des terres. Impressionnant et émouvant. Ces terres sont encore en reconstruction par endroits, des années après le drame, on voit des engins de travaux à l'œuvre. Des baraquements provisoires aussi accueillent toujours quelques personnes, depuis si longtemps, ils n'ont pas encore été relogés. Nous sommes reçus dans une famille. On m'explique que lorsque la vague est arrivée dans cette ville, les parents étaient à un endroit et leur fils autiste à un autre. La vague a tout emporté, tout cassé, aucun moyen de se rejoindre, de circuler, de se retrouver, le chaos partout, une ville secouée, retournée. Voir l'eau dévaster les rues de tout côté et ne pas savoir si son fils est à l'abri. Ce jeune homme autiste, dont les parents s'occupent avec affection, me touche beaucoup, même si nous n'échangeons rien directement. Quand il arrive, nous sommes dans la maison, il ouvre la porte, nous voit et aussitôt il se retourne pour faire demi-tour. Ses parents le rassurent et l'accompagnent vers nous. Ils nous montrent ses peintures. Des toiles figuratives que j'aime beaucoup. Fortes, graphiques, colorées. Comment les décrire ? Entre art brut et figuration naïve peut-être. Les œuvres sont toujours meilleures que leurs descriptions. Elles me plaisent ces peintures, elles dégagent une force, une présence. Lorsque nous repartons, ce jeune homme nous fait un signe de la main derrière une vitre, un « au revoir » silencieux dans la langue universelle, un salut affectueux, plein de gentillesse et de douceur. C'est ce que je reçois et que j'emporte dans mon cœur. Le sourire de cette jeune fille aussi, lors d'une autre rencontre, à qui j'ai fait un dessin, son portrait, elle semblait si contente et si fière devant sa maman.
Nous visitons un endroit où l'on teste la radioactivité des terres. Chacun peut apporter un peu de la terre de son jardin pour la faire analyser et savoir si le sol de son terrain est irradié. Nous nous approchons de Fukushima, à une vingtaine de kilomètres, nous traversons des zones de travaux où la terre est enlevée par camion et emportée pour être enterrée plus loin et plus profond, nous entrons dans les zones interdites à la population avec des passes de presse autour du cou. Un de nos accompagnateurs transporte avec lui un compteur Geiger. Nous faisons une halte dans une gare, vide, silencieuse, plus personne ne vient ici, la vie et le mouvement sont partis. Le compteur Geiger est approché des herbes qui y poussent librement maintenant et ça crépite, plus le compteur s'approche, plus cela crépite. Nous traversons des villes abandonnées, vides, des herbes y poussent partout, même sur les routes. Tout a été laissé sur place. C'est le grand silence. Les maisons, les voitures, les vélos, tout est là, rien n'a bougé mais les populations ont fui. Les radiations est un ennemi invisible. Au travers des vitres d'une école, on peut voir une salle de classe, des sacs et des livres laissés sur place, rien n'a bougé, on pourrait croire que les enfants vont revenir d'un instant à l'autre. Mais, il n'y a plus de cris, plus de rires, plus de jeux ici. Nous entrons dans un magasin abandonné, les rayonnages pleins de marchandises, les étalages renversés. Scènes de films catastrophe, scènes d'un autre monde, on se croirait dans la quatrième dimension. Sensation étrange. Les gens ont quitté leurs villes irradiées, ils y ont tout laissé, tout y était contaminé. Des villes sans hommes, des villes sans vivants ni morts, des villes témoins.
Retour à Tokyo en train spécial, le Shinkansen, effilé, super-rapide, silencieux, doux, confortable. Voilà la fin du voyage. On m'accompagne à l'hôtel, je vais faire un tour au carrefour de Shibuya, célèbre image de foule dans ce croisement immense. A un angle, une enseigne française « L'Occitane en Provence », moi qui viens d'Occitanie en France, je vais y manger un morceau, j'y savoure les derniers instants, demain l'avion.
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Prochain texte dans cette série : Le jour où j'ai vu Bob Dylan.
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