mardi 22 février 2022

Le jour où l'on m'a parlé de Rickey.

  J'ai rencontré pour la première fois Danièle et René à Montpellier, au Fitzpatrick, un pub irlandais que j'aimais bien. J'y allais presque chaque jour pour prendre mon café et bouquiner au calme, l'après-midi, quand il n'y avait presque personne. J'y jouais aussi régulièrement aux échecs avec John, un auteur de BD norvégien qui vit en France. J'appréciais beaucoup le Fitzpatrick et son frère jumeau, « O'Carolans », un autre Pub irlandais de la ville. J'aimais son décor chaleureux, tout de bois vêtu, couvert d'objets anciens, variés et pittoresques, son grand calme alors que le soir, bière et rugby coulaient à flots enflammés. C'est là que j'ai donné rendez-vous à Danièle et René. Cela les a surpris, ils ne semblaient pas habitués à ce genre d'endroit, ils étaient plus âgés que moi. Ils m'avaient tout d'abord invité chez eux, mais il me semblait mieux de faire connaissance dans un lieu public, un lieu que je connaissais, où je me sentais à mon aise. Je ne sais plus comment ils m'avaient contactés, surement par internet, ils désiraient me rencontrer parce que j'étais dessinateur de BD, ils cherchaient un dessinateur, un scénariste, pour un projet particulier, un projet très important pour eux. Ils voulaient raconter une histoire exceptionnelle et bouleversante, celle de leur rencontre et de leur cheminement avec Rickey, un homme noir américain, accusé de meurtre, condamné à la peine de mort et exécuté au Texas en Avril 2013 à Huntsville. 


Danièle et René étaient un couple charmant, émouvant, plein d'affection mutuelle, des gens doux, délicats, attentionnés, sensibles à la souffrance des autres et particulièrement engagés et actifs. Après ce premier rendez-vous, je suis allé plusieurs fois chez eux, leur environnement était à leur image, chaleureux, paisible, plein de fleurs et de couleurs. Ils m'ont offert les livres que Danièle a écrit sur leur relation avec Rickey. Quelques années plus tard, René est mort d'un cancer, Danièle a continuée le chemin seule, sans son amour et son soutien, elle a aussi écrit sur ce déchirement, sur ce départ. Nous nous sommes souvent vu, nous avons partagé au-delà de l'histoire de Rickey un sentiment palpable de bienveillance, un parfum de bonté, une espérance de pardon et de guérison. Puis j'ai déménagé sur la Côte d'Azur et je les ai perdu de vue, tel la comète qui passe, s'éloigne et n'amasse pas grande mousse mais emporte avec elle quelques poussières d'étoiles, des miettes de rencontres qui brillent longtemps au fond de soi. J'ai été profondément ému par l'histoire de Rickey comme je l'ai été par les cœurs de Danièle et de René. J'étais impressionné par ce qu'ils m'ont appris sur cette vie, je me suis investi dans leur projet avec enthousiasme, j'y ai travaillé quelques mois, sur le scénario et sur les dessins. Le projet bouclé, je n'ai pas réussi à convaincre un éditeur de le signer pour que le livre soit publié. J'en fus déçu, j'en étais désolé et Danièle et René tout autant, sûrement davantage. Je n'étais peut-être pas le bon auteur pour ce projet, graphiquement et techniquement en tout cas, il méritait mieux, mais j'y ai mis tout mon cœur, sensible comme je l'étais à la souffrance des autres.


Rickey était un jeune enfant noir de quartiers pauvres des U.S.A. Elevé dans la violence, dans le manque d'amour, dans l'abus, violé par son père et par son oncle, embrigadé dans des cambriolages dès son plus jeune âge, son avenir était brisé dès le début, sa courbe infléchie vers la peine et le désarroi, vers la violence et la mort. Un soir, un couple rentre chez lui et découvre dans sa maison un gang en plein cambriolage. L'homme est tué, la femme violée, Rickey est l'un d'eux. Il sera le seul qu'on arrêtera, il n'est pas le seul coupable mais le seul qui paiera pour ce crime atroce. Il n'est pas innocent, contrairement au personnage du film de Joseph Sargent « Dites-leur que je suis un homme », et c'est ce qui m'a particulièrement intéressé dans cette histoire, outre l'attachement de deux français que tout éloignait d'un condamné à mort américain, tout sauf la compassion. On réagit promptement pour défendre un innocent, en masse, à juste titre et heureusement, mais comment traite-t-on les coupables dans nos sociétés occidentales civilisées ? Et comment devrions-nous les traiter ? Voilà des questions qui doivent être posées et réfléchies. Après le crime, Rickey est retrouvé, arrêté et condamné à la peine de mort toujours en vigueur au Texas. De l'autre côté de l'Atlantique, Danièle et René entreprennent d'écrire à des détenus pour leur apporter une écoute, un encouragement, un soutien dans leur isolement. Parmi ces détenus, Rickey. Une correspondance se met en place, se développe alors entre eux puis un attachement voit le jour dans les cœurs et grandit. Danièle et René sont bouleversé par les lettres de cet homme perdu et enfermé dans lesquelles ils découvrent le vécu et la souffrance. Ils décident de le rencontrer et se rendent au Texas, à la prison où sont détenus les criminels en attente de leur exécution, Polunsky Unit. Ils s'y rendront chaque année pendant dix ans pour le voir, toujours au travers d'une vitre de sécurité. Ils rencontrent un homme doux, humble et intellectuellement simple et limité. Les liens affectifs s'approfondiront entre eux et Rickey s'attachera tellement qu'il finira par les considérer comme ses parents. En France, Danièle et René récolteront des fonds pour payer un nouvel avocat afin de ré-examiner le dossier de Rickey et lui donner une peut-être une chance de survie. Ces démarches reculeront l'exécution et permettront qu'on fasse passer à Rickey des examens de Q.I. Ces tests révèleront un chiffre proche de 70, bien en dessous de la moyenne mais pas suffisamment bas pour éviter l'exécution. 


Vingt ans après son crime, Rickey n'était plus le même homme. Bien sûr, ce qu'il a fait est une horreur, ce à quoi il a participé est inexcusable, humainement impardonnable. Toute la difficulté pour moi était de parler de la souffrance d'un homme, de son enfance qui ne lui a laissé aucune chance de vivre normalement, de son traitement en prison, de son changement intérieur, tout en gardant devant mes yeux l'horreur de ce que cette femme a vécu, victime de l'agression de ces voyous, comment elle a perdu son mari, comment sa vie fut brisée. A Polunsky Unit, Rickey attendra vingt années son exécution, vingt ans qu'il passera dans une cellule de trois mètres sur deux, vingt-trois heures sur vingt-quatre, jour après jour, surveillé en permanence par les gardiens. J'ai du mal à m'imaginer... Comment peut-on vivre dans une pièce de trois mètres sur deux pendant vingt ans, sans sortir, si ce n'est dans une autre pièce, toujours seul, pour faire un tour de marche, une heure par jour ? Durant vingt longues années. N'est-ce pas là une torture ? N'est-ce pas une peine déjà suffisante pour le crime commis ? Y a-t-il jamais une peine suffisante, à la hauteur de la douleur des victimes ? Je pose simplement la question, sans en connaître la réponse. Peut-on seulement poser la question sans déchaîner les passions ? Peut-on encore poser des questions dans nos tours de convictions ? Si nous faisons le choix d'être une société civilisée, alors, il faut l'être aussi dans notre manière de traiter les criminels. Il ne s'agit pas de fermer les yeux sur leurs crimes, ni de les minimiser, ni de mépriser la souffrance des victimes mais de traiter ces hommes comme on aimerait être traité soi-même. Et surtout, si nous condamnons leurs crimes, nous ne pouvons les pratiquer à notre tour, même sur un criminel. Si nous condamnons le criminel, nous devons nous comporter mieux que lui, même envers lui. Où se trouve la limite entre vengeance et justice ? Ne peut-on pas aider un criminel à devenir un autre homme ? Croit-on au changement possible d'un être ? N'est-ce pas le devoir d'une société civilisée, n'est-ce pas son avenir ? La maltraitance des uns entraîne la maltraitance des autres et la souffrance de tous, dans une chaîne sans fin. 


Enfant battu, élevé par des parents alcooliques, violé, nourri de violence et de vols, Rickey découvre la compassion, l'amour et la douceur à la fin de sa vie, dans le couloir de la mort au travers de l'affection d'un couple de français venu d'un autre bout du monde, d'une autre culture, d'un autre niveau social. Dans sa cellule, Rickey regardait des livres de photos de chevaux courant librement dans les grands espaces, « Je serai comme un mustang, libre dans le vent. » disait-il. Enfermé jeune pour un crime qu'il a commis, il a mûri en prison où il a pris conscience de ses actes, regretté ce qu'il a fait, changé son cœur et ses sentiments pour le autres. Peut-être n'avait-il pas le choix diront certains, peut-être l'avait-il en fait.


Tout recours légaux épuisé, le jour de la sentence fixée, Danièle et René sont allé assister à l'exécution de leur paisible Rickey. Dans la Death Chamber, ils ont l'autorisation de pleurer mais pas de crier, derrière une vitre, ils peuvent le voir mais pas le toucher. Il aurait tant eu besoin qu'on lui tienne la main à ce moment là. Comme cela doit être déchirant de voir quelqu'un pour qui on a de l'affection être exécuté, sans pouvoir le prendre dans ses bras, sans pouvoir lui dire quelques mots de soutien. Une exécution froide et méthodique, une exécution administrative, devant les gardiens et les victimes du crime commis, devant ceux qui ont remplacé sa famille détruite. Une exécution technique, par intraveineuse, sans débordement, sans émotion violente, sans haine, sans cri. Les employés qui l'exécutent ne le haïssent même pas. Quel contraste avec les lynchages à l'Arbre aux pendus que Danièle et René ont visité au Texas durant l'un de leurs séjours, où on tuait les noirs et les voleurs de chevaux du siècle dernier dans la rage, la fureur et les hurlements. Pour Rickey, c'est une mort froide, calme et organisée. Rickey a le droit de dire ses derniers mots. A la victime il dira : « Je suis désolé de ce qui vous est arrivé... Je suis désolé de ce que vous avez subi... » puis à Dieu : « Je demande à mon Lord qui est bon de me pardonner. Je remercie mon Lord d'avoir fait de moi l'homme que je suis aujourd'hui. J'ai fait du mieux que j'ai pu pour apprendre à lire et à écrire. » Puis à Danièle et René : « Mom', Dad', merci pour l'amour que vous m'avez donné. ». Et dans un dernier soupir il criera « Esperanza! ». Il s'éteindra après de longues minutes d'agonie. 


Danièle et René obtiendront de l'administration américaine l'adoption officiel et la réception des cendres après l'incinération. Rickey ne voulait pas être enterré dans la prison comme le sont nombre de condamnés sans famille, il ne voulait pas rester là pour toujours. Après l'exécution, Danièle et René retrouvent le corps de Rickey dans une église de Huntsville. Pour la première fois, ils peuvent lui tenir la main : « Va vers ton enciellement, mon petit. » lui dit Danièle « Tu es libre maintenant. Tu es libre, enfin. ». Sorti de l'enfer, il entre en paix.


Danièle écrira : « Je me souviens de toutes tes tortures. Depuis ta boîte de 6m2 tu as bouleversé le monde. Je ne veux pas me battre contre les texans, non... contre personne, nous avons seulement à nous parler. Que s'est-il passé pour qu'un inconnu bouleverse autant nos vies ? La personne la plus étrangère qu'il nous ait été donné de rencontrer. Nous avons été sa famille imaginaire. Reste ce goût amer : Voir un homme mourir devant moi sans pouvoir l'aider. Rickey a donné à notre vie un autre sens, une autre direction. Il a fait exploser toutes nos certitudes sur ce monde. Nous avons appris à aimer sans condition. Je ne serai plus jamais la même ». De l'histoire de Danièle et René, il me restera cette phrase de Rickey : « J'ai dû attendre de me trouver dans le couloir de la mort pour être enfin aimé ».


Prochain texte = Le jour où je me suis approché de Fukushima. 

Autre texte sur ce blog = Le jour où je suis allé sur la tombe de Géronimo. 

Autres textes sur Amazon = "Résonances fragmentées" et "Bienvenue en Hippolie, une autre démocratie" et "La cigale n'a pas dit son dernier mot" (textes jeunesse pour les 6-8 ans).

1 commentaire:

  1. Ce n'est pas aux autres de décider si tu es le bon dessinateur pour une aventure comme celle-ci mais toi-même. Une porte fermée, 1000 autres possibles.

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